Le ski au Levant, une histoire franco-libanaise
- Franck Mazas
- 16 févr. 2016
- 5 min de lecture
Au sommet du Sannine, les rafales glacées balaient quelques vestiges de maçonnerie. Surplombant Beyrouth, Oudet-el-Franses, la Chambre des Français, brave le blizzard comme elle a bravé 80 ans de vicissitudes sur les sommets du Levant. Parfait symbole de l’histoire du ski de randonnée au pays du Cèdre, ce refuge édifié par les Français du temps du Mandat voit à nouveau passer les randonneurs, après avoir été transformé en poste d’artillerie syrien pendant la guerre civile et les années qui suivirent.

Le sommet du Sannine de nos jours. Au fond à droite, le Mzaar, point culminant de la station de Faraya
« En 1922, un alpiniste égaré au Levant s’avise, un jour de cafard où la pluie d’hiver le cloue à Beyrouth, que ce déluge tiède qui inonde la côte, c’est de la neige fraîche sur les hauteurs, et que cette neige a bien des chances d’être la même qu’en Europe. Il alerte quelques camarades désœuvrés. Affublés de l’équipement classique des grimpeurs de Chamonix ou de Zermatt, traînant d’énormes godasses cloutées, ceinturés de cordes de chanvre, bardés de crampons à 10 pointes, stupéfiant les naturels ahuris, ces fanatiques gravissent les principaux sommets : c’est l’âge héroïque du piolet et de la conquête du Sannine. En 1929, le 17 janvier, date à jamais mémorable, deux hardis compagnons, novateurs parmi les novateurs, se hasardent, des skis au pied, sur une pente du Kneisseh. Bravant l’opinion, considérés d’abord comme des fous dangereux puis comme des malades incurables, ils parviennent, à force de ténacité, à séduire quelques disciples et fondent à Beyrouth une section du Club Alpin Français. »
C’est ainsi que Philippe Bériel*, haut fonctionnaire de l’administration française à Beyrouth, relate l’introduction du ski au Liban et la création de la Section du Levant. Fière est sa devise : Altius. Son écusson ne l’est pas moins, une flèche pointant vers des sommets enneigés couverts de cèdres séculaires. Depuis la fin de la Première Guerre Mondiale et le démantèlement de l’empire ottoman, la France a reçu mandat de la Société des Nations pour administrer la Syrie et le Liban. De nombreux Français s’installent à Beyrouth, et ne tardent pas à tirer parti des richesses naturelles du Mont-Liban.

Bosquet des Cèdres : vers la forêt enchantée

A gauche, le skieur fait apprécier l’échelle des Cèdres de Dieu, à défaut de sa technique
Bériel se met à la tâche : il ne s’agit pas seulement de créer un club, mais de poser les fondements de l’activité de montagne. En ces années 1930, les difficultés du transport et la rusticité du matériel sont compensées par l’énergie et le sens de l’entreprise. Les sommets sont reconnus et baptisés, les itinéraires établis, des cartes publiées, plusieurs refuges construits, les pouvoirs publics intéressés à l’action de la section. « Cette fois, l’élan est donné, la cause est gagnée, et voici qu’accourus de toutes les plaines brûlées de chaleur qui entourent les sommets de Phénicie, partis des sables de Tel Aviv, des rives du Tigre ou du Delta du Nil, les hiverneurs viennent demander à la montagne d’Adonis, comme l’avaient fait jusque-là les estivants, la joie et la santé. »

Départ vers l’arête du Méhariste
L’activité de la section est débordante. On se fait bénir par les prêtres maronites de Beskinta avant la première hivernale du Sannine resplendissant, on « prépare une action pour conquérir le vieil Hermon ». C’est toute la famille qui monte à Bcharré : encartés dès le berceau, les marmots s’aventurent sous les vénérables Cèdres de Dieu. La Section atteint plus de quatre cents adhérents, « de l’Ambassadeur au troufion ». Elle organise des soirées mémorables à l’hôtel Saint-Georges, sur la Corniche de Beyrouth : chants, costumes, danses.
Il faut également veiller à la formation : Bériel distille ses conseils de toute sorte dans un opus, Skier au Liban, que l’on peut toujours dénicher dans quelque vieille bibliothèque beyrouthine. Avec le recul, que de pages savoureuses ! « Inutile de chercher à biaiser avec la difficulté » : la montée d’un couloir raide doit se faire face à la pente, le cou de pied fléchi, à la force des bras, jusqu’à ce que « les spatules menacent de vous entrer dans la figure ». Les skis en hickory (bois dur du caryer) sont plébiscités, mais le débat reste vif entre les adeptes des peaux collées et ceux qui ne jurent que par les peluches attachées. Gare à l’hygiène générale : la veille d’une course, « les bals, flirts et prouesses galantes (pour ceux qui le peuvent) sont à déconseiller vivement ». En revanche, « un sandwich de caviar noir établi sur les données suivantes : énormément de caviar, beaucoup de beurre et un peu de pain, est un régal délectable et tonifie incroyablement ».

Montée à Laklouk, vers la Maison du Curé et le Petit Mont-Blanc

Dans le cirque des Cèdres, sous le Dôme de l’Aigle
Mais la guerre emporte tout sur son passage et chamboule une nouvelle fois la géopolitique levantine. Le Liban arrache son indépendance en 1943 et les Français quittent bientôt le pays, avec armes, bagages et… skis. Le tout jeune état subit de plein fouet la création de l’état d’Israël : l’afflux de réfugiés palestiniens porte les germes d’une longue guerre civile qui déchirera les communautés libanaises de 1975 à 1990. Au sommet du Sannine, ce sont désormais les Syriens qui toisent Beyrouth depuis les ruines de la Chambre des Français.
Mais le bruit des canons finit par s’éteindre. Bientôt remplacé par celui des voitures piégées : en 2005, suite à l’assassinat du Premier ministre Rafiq Hariri, des manifestations monstres obtiennent le départ des encombrants voisins syriens.
Et ces mêmes jeunes qui s’étaient réunis sur la place des Martyrs à Beyrouth pour réclamer la liberté de leur pays, voilà qu’ils chaussent à leur tour skis et peaux de phoque pour réinvestir les traces d’antan : Grande Coulée, col Berland, combe des Sans-Soucis, Petit Mont-Blanc…
Le soutien de l’armée libanaise et les échanges avec des amis suisses et français dynamisent la résurrection de l’activité au Liban. En 2014, un groupe de Libanais est reçu au PGHM de Chamonix pour une sensibilisation à la sécurité en montagne. En retour, les camarades des Alpes n’ont que trop l’occasion d’apprécier la générosité sans limite de l’hospitalité libanaise et de goûter au charme des contrastes phéniciens, en cette terre où l’on peut se baigner dans la Méditerranée quelques heures après avoir remonté 800 m de pente gelée, emmitouflé dans sa doudoune.
Dans une région balayée plus qu’à son tour par les tourmentes de l’Histoire, le temps reste encore bien loin où le pays pouvait se targuer d’être la Suisse du Proche-Orient. Mais après avoir longtemps tenté de masquer pudiquement les ornières des blindés, le blizzard du Qornet ne recouvre à nouveau plus que les éphémères rubans tracés par les randonneurs entre les cèdres millénaires.
Franck Mazas

Le refuge du Qornet

Skier au Levant : une histoire de contrastes
*Philippe Bériel étant mon arrière arrière grand-père. Les photos anciennes sont de lui et proviennent des albums de mon grand-père.
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